Nicole Hulin, Université Pierre-et-Marie-Curie - Paris VI
Importer l'article complet en version pdf - Ecrire à l'auteur
Les professeurs ont constitué des associations de spécialistes (dans les diverses disciplines) pour accompagner la mise en place de l’importante réforme de 1902, qui apportait des modifications profondes dans l’enseignement secondaire en introduisant une pluralité de filières (dont une moderne).
En effet cette réforme, qui concerne le seul enseignement masculin[1], opère l’unification de l’enseignement secondaire constitué, à la fin du XIXe siècle, de deux entités distinctes, l’enseignement secondaire classique et l’enseignement secondaire moderne. Le plan d’études de 1902 définit deux cycles avec, dans le premier cycle (6e à 3e) deux divisions A (classique) et B (moderne), puis dans le second cycle (2nde et 1re) quatre sections dont trois classiques (A : latin-grec, B : latin-langues, C : latin-sciences) et une moderne (D : sciences-langues vivantes). Au sommet s’opère le rapprochement en deux classes Philosophie et Mathématiques. L’enseignement des mathématiques et des sciences physiques est nettement plus développé dans les sections C et D que dans les sections A et B, aussi on ne tarde pas à dénoncer le « désarmement scientifique » des littéraires[2].
Justifiée par le développement des relations internationales et des applications scientifiques l’évolution des contenus de l’enseignement est marquée par le développement de la place faite aux langues vivantes (en réduisant celle des langues anciennes) ainsi que par l’importance accordée aux sciences considérées tout à la fois pour leur utilité pratique et comme instrument de culture de l’esprit.
Pour faire face à ces changements profonds dans leur enseignement, les professeurs des diverses disciplines s’organisent en créant des associations qui vont publier des bulletins périodiques. Désormais ces associations vont constituer des interlocuteurs privilégiés lors de la préparation des réformes. Le Bulletin de la Société des professeurs de langues vivantes de l’enseignement public paraît dès 1903. Du côté des sciences le Bulletin de l’Union des physiciens paraît en 1907, le Bulletin de l’Union des naturalistes et le Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques en 1911.
Une dizaine d’années après sa constitution l’APMEP (association des professeurs de mathématiques de l'enseignement public) , qui compte alors environ 700 membres, va se mobiliser contre la réforme dite de l’« égalité scientifique »[3] qui établit un même programme de sciences pour tous les élèves de la 6 e à la 1 re incluse. Avec persévérance l’APMEP va demander le retour aux principes de 1902.
Avec la guerre de 1914 s’affirme le souci de défendre la culture française et l’insistance est mise sur la nécessité de « relever les humanités agonisantes ». Une campagne est menée contre la réforme de 1902. Après le succès du « Bloc national » aux élections de 1919, Léon Bérard arrivé au ministère de l’Instruction publique en 1921 indique son intention d’abandonner le plan d’études de 1902 et de rétablir l’obligation de la culture classique.
Dès que l’APMEP a connaissance des éléments du projet de réforme, que Bérard détaille en octobre 1922, son Comité rédige une déclaration, remise au président de la Commission de l’enseignement de la Chambre des députés, où est exprimé le regret de la disparition des sections C et D de 1902.
Après des discussions au Conseil supérieur de l’Instruction publique et à la Chambre un nouveau plan d’études est finalement instauré en mai 1923, qui établit un même enseignement de sciences de la 6e à la 1re incluse. Ce principe de l’égalité scientifique a été défendu au Conseil supérieur par Émile Picard et Édouard Le Roy qui espéraient ainsi, explique Maurice Weber, « faire intervenir les sciences d’une manière comparable aux lettres dans la formation intellectuelle de la jeunesse française ». Mais, dès mars 1923, le Bureau de l’APMEP soulignait le danger de cette mesure en adoptant à l’unanimité une motion :
« L’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement secondaire public, rappelant ses vœux antérieurs, estime très dangereuse l’identification des programmes de mathématiques, jusqu’en 1 re inclusivement, craint que cette identification aboutisse à une médiocrité générale [...] »
Lorsque, avec la victoire du Cartel de gauches aux élections législatives de mai 1924, Bérard est remplacé au ministère, la filière moderne est reconstitué à partir de la 6 e, mais le principe de l’égalité scientifique est maintenu dans le plan d’études de juin 1925. Or l’APMEP avait réaffirmé sa position dans une déclaration publiée le 5 mars 1925 :
« En ce qui concerne le principe de l’égalité scientifique jusqu’à la fin de la classe de 1re, l’Association des professeurs de mathématiques déclare formellement que cette prétendue égalité, telle qu’on veut la réaliser - avec des horaires insuffisants, des programmes réduits, et un enseignement uniformément distribué à tous les élèves, sans aucune sélection de goûts, d’aptitudes ou de mérites - ne peut être qu’un égalité dans la médiocrité et la quasi-nullité, exception faite pour quelques élèves d’élite, auxquels d’ailleurs, il ne semble nullement question de réserver exclusivement l’enseignement secondaire. »
Et le Comité de l’APMEP décide de poursuivre son action en donnant la plus grande publicité à cette déclaration. Le Bureau informe alors l’ensemble des collègues de la décision du Comité « d’entreprendre une campagne de protestation et de propagande », et sollicite leur aide pour diffuser largement la déclaration du 5 mars. Les mathématiciens sont donc très mobilisés pour défendre l’enseignement de leur discipline, et réfléchissent aux actions à entreprendre auprès de l’Administration ainsi qu’auprès des parents d’élèves.
Au début de l’année 1930 on dénonce le « surmenage scolaire » et une commission ministérielle est saisie du problème. L’enseignement scientifique subit une nouvelle offensive des professeurs de langues anciennes qui, en 1925, avaient demandé l’égalité scientifique pour maintenir les effectifs des classes de latin-grec. Profitant de la campagne contre le surmenage ils demandent une nouvelle réduction de la place faite aux sciences en 2 nde et 1 re ainsi qu’au baccalauréat. Alors quatre normaliens, agrégés de mathématiques, dont Florentin Leroy qui est secrétaire de l’Union des professeurs de Spéciales, déclarent vigoureusement :
« Va-t-on laisser se poursuivre cette œuvre néfaste, qui entend défendre jalousement une “culture générale” uniforme, étroite et fanatique, bien que cette culture ne soit parfois, chez certains de ceux qui s’en réclament, que cuistrerie et suffisance prétentieuse, et chez d’autres snobisme ou instrument au service de l’esprit de caste ? Peut-on tolérer que ses partisans fassent supporter plus longtemps à l’ensemble de la nation française l’ignorance flagrante de la grande majorité d’entre eux à l’égard des faits et des principes les plus essentiels de la science moderne, la méconnaissance radicale des conditions de la bonne formation des esprits, la défiance, et parfois la haine, de la méthode scientifique et du rationalisme ? »
Si, à la différence des physiciens, les mathématiciens sont peu menacés par de nouvelles réductions d’horaires, ils maintiennent leurs réserves au sujet du plan d’études et des programmes de 1925. À l’assemblée générale de 1930 l’APMEP affirme avec force :
« [...] les programmes et horaires ont été réduits à l’extrême fin de pouvoir donner à tous les élèves indistinctement le minimum de culture mathématique [...] toute réduction nouvelle de programmes et horaires de mathématiques équivaudrait à la mutilation de l’enseignement scientifique français. »
Et l’assemblée générale de 1931 adopte à l’unanimité une motion :
« L’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement secondaire public, rappelle que, jusqu’à la fin de la classe de 1 re, l’égalité scientifique préconisée pour sauvegarder le recrutement des classes de lettres, a été réalisée dans le plan d’études du 3 juin 1925 en diminuant largement les programmes de mathématiques des anciennes sections scientifiques C et D, et déclare que si l’égalité scientifique venait à disparaître, il ne saurait s’agir que d’une augmentation des horaires et programmes de mathématiques des sections scientifiques, visant au rétablissement des anciennes sections C et D qui avaient fait leurs preuves à l’excellence des résultats obtenus. »
À l’assemblée générale de 1933 Auguste Momal propose dans son rapport de réclamer « la suppression de cette enseigne chimérique et néfaste derrière laquelle l’enseignement scientifique secondaire achève de mourir ». Une forte majorité se dégage pour condamner l’égalité scientifique : 75% et 15% d’abstentions. Ce résultat est transmis au Directeur de l’enseignement secondaire.
Les travaux de la commission du surmenage aboutissent, entre autres, à la proposition d’une réforme du baccalauréat 1 re partie avec suppression de la physique à l’écrit. L’Union des physiciens se mobilise fermement à son tour. Finalement, si l’égalité scientifique est maintenue pour les horaires et les programmes, elle disparaît au niveau des sanctions avec la distinction de 3 sections au baccalauréat, dont l’une franchement scientifique comporte de la physique à l’écrit. C’est un premier recul.
Le régime de l’égalité scientifique facilite le passage de la classe de 1 re à celle de Mathématiques et « permet à des jeunes gens de s’illusionner sur leurs aptitudes à faire des sciences ». Il en résulte une forte chute du pourcentage de reçus au baccalauréat Mathématiques par rapport à 1902, mais aussi un afflux important d’élèves dans les classes préparatoires aux grandes écoles avec une forte proportion de médiocrités. Les résultats des concours montrent que le niveau des études scientifiques a baissé d’année en année sans amélioration de la culture générale.
La réforme de l’enseignement secondaire devient inéluctable avec la nécessité de renoncer au « dogme de l’égalité scientifique ». On revient aux principes de 1902 avec des sections diversifiées dans le nouveau plan d’études qui est établi en 1941.
C’est une erreur pédagogique que de vouloir imposer une communauté de programmes aux esprits les plus divers, le plus longtemps possible. Comme l’ont souligné en 1927 les Compagnons de l’Université nouvelle[4] la recherche d’une culture commune ne signifie pas l’établissement de programmes communs : « Le contenu de cette culture commune doit être plutôt fait de méthodes et d’habitudes de pensées, que de matières identiques. » L’APMEP s’est mobilisé de manière continue contre le régime de l’égalité scientifique et ceci dès son instauration. Par ses démarches, ses propositions, elle a défendu l’enseignement scientifique que Maurice Weber qualifiait en 1926 de « grand blessé » dans les nouveaux programmes secondaires.
L’enseignement secondaire féminin, constitué en 1880, conserve une organisation spécifique jusqu’à l‘assimilation à son homologue masculin initiée en 1924 par le ministre Léon Bérard (Nicole Hulin, Les Femmes et l’enseignement scientifique, Paris, PUF, 2002). Retour au texte.
Nicole Hulin, L’Enseignement et les sciences. L’exemple français au début du XX e siècle, Paris, Vuibert, 2005. Retour au texte.
Ibid. Retour au texte.
Ibid. Retour au texte.