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Inventer une géométrie pour l’école primaire au XIXe siècle

Renaud d’Enfert, IUFM de l’académie de Versailles


Texte n°4

Quelle place pour le raisonnement en géométrie à l’école élémentaire ? (1887)

F. Vintéjoux, « L’enseignement de l’arithmétique et de la géométrie à l’école primaire », Revue pédagogique, nouvelle série, tome 10, n° 3, 15 mars 1887, pp. 223-232 (Extrait). Publié dans R. d’Enfert, L’enseignement mathématique à l’école primaire, de la Révolution à nos jours. Textes officiels. Tome 1 : 1791-1914, Paris, INRP, 2003 (avec la collaboration de H. Gispert et J. Hélayel), pp. 240-248.

 

C’est surtout pour l’enseignement des premières notions de géométrie que vous avez besoin de beaucoup d’initiative et d’une grande variété dans le choix des explications. Permettez-moi de dire ici que cet enseignement, qui serait si profitable à l’esprit, est un peu sacrifié dans la plupart des écoles primaires. J’explique ma pensée ; car je ne voudrais pas qu’elle pût être mal interprétée. Cet enseignement comporte, lui aussi, une première initiation, qui consiste à faire connaître aux enfants les figure planes les plus simples et à leur apprendre à les tracer, à leur montrer des modèles en relief des solides et à leur donner, au moyen de ces modèles, quelques notions sur les figures de l’espace. Vous abordez ensuite la mesure du rectangle et celle du parallélépipède rectangle, de manière à mettre les élèves en état de comprendre les questions pratiques les plus usuelles sur les surfaces et les volumes et de résoudre des problèmes sur le système métrique. Cette deuxième partie exige déjà quelques développements théoriques. Enfin, dès la fin du cours moyen, mais surtout dans le cours supérieur, vous devez, d’après les programmes, étudier les propriétés les plus simples des figures, en vue surtout d’en faire l’application à l’arpentage, au levé des plans et au nivellement. Dans cette troisième période, l’enseignement de la géométrie devient nécessairement théorique et comporte quelques démonstrations. Or ce n’est pas ainsi qu’on le comprend, en général. Voici ce qui ce passe le plus souvent : le maître définit les figures tant bien que mal, mal généralement puisque les définitions reposent presque toujours sur des démonstrations qu’il n’a pas données. Puis il passe en revue leurs principales propriétés, les énonçant avec une figure à l’appui, mais ne les démontrant jamais. Ce qu’il enseigne ainsi, ce n’est plus tout à fait du dessin linéaire ; mais une pareille nomenclature n’est pas non plus de la géométrie.

Il me semble qu’il y a mieux à faire que de pratiquer ce genre d’enseignement qui est sans nom, comme il est sans portée. Les élèves auxquels il s’adresse ont déjà l’esprit ouvert aux démonstrations. Ils ont déjà vu et ont dû comprendre des raisonnements difficiles, comme celui de la division ou du plus grand commun diviseur ; ils ont résolu de nombreux problèmes, souvent assez compliqués. Pourquoi les déclarer, a priori, incapables de comprendre les déductions de la géométrie ? Pourquoi bannir le raisonnement de cette science, qui est par excellence la science du raisonnement ?

Est-ce à dire que l’on puisse, même dans le cours supérieur de l’école primaire, procéder comme nous le faisons dans l’enseignement classique, démontrer toutes les propositions, en n’admettant que quelques postulats dont on réduit le nombre le plus possible ? Tel n’est pas mon sentiment. Au risque de porter une main sacrilège sur l’édifice élevé par Euclide et Legendre, il faut se résigner, dans la géométrie de l’école primaire, à admettre un certain nombre de propositions comme évidentes et, pour d’autres, à les énoncer seulement, en ajournant leur démonstration. Certaines propositions, qu’on démontre d’ordinaire, ont un tel caractère d’évidence, que les enfants ne comprennent pas la portée de la démonstration qu’on en donne, et qu’elle risque d’obscurcir pour eux ce qu’ils apercevaient clairement. On peut, par exemple, admettre comme évident qu’en un point d’une droite on peut mener une perpendiculaire à cette droite. De même, on pourrait se dispenser de démontrer la première proposition d’Euclide : « Dans un triangle isocèle, les angles à la base sont égaux, les angles sous la base pareillement égaux », ce qui simplifierait l’exposition des cas d’égalité des triangles. Toutefois, il est bien entendu qu’il ne faudrait pas aller trop loin dans cette voie ; on courrait le danger d’habituer les élèves à considérer comme évidentes des propositions qui ne le sont pas, qui souvent même ne sont pas vraies ou ne le sont que dans certains cas particuliers. Il y a là une sage mesure à observer. Quoi qu’il en soit, ce dont il faut se garder avant tout, c’est de donner des démonstrations qui manquent de rigueur. Le respect absolu de l’exactitude est le premier devoir du maître qui enseigne les sciences, et il n’est jamais permis, même dans le louable dessein de simplifier les explications, d’en donner de fausses ou d’incomplètes. Il arrive même, en général, que l’on manque le but qu’on voulait atteindre, et qu’on ne gagne pas en simplicité ce que l’on perd en exactitude. J’ai souvent remarqué en effet que lorsqu’on trouve dans un livre destiné aux enfants une mauvaise démonstration, elle est plus obscure et plus longue que ne l’eût été la bonne.