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Systèmes numéraux en Grèce ancienne: description et mise en perspective historique

Samuel Verdan
Institut d'archéologie et des sciences de l'Antiquité (IASA), Université de Lausanne


Article déposé le 20 mars 2007. Toute reproduction pour publication ou à des fins commerciales, de la totalité ou d'une partie de l'article, devra impérativement faire l'objet d'un accord préalable avec l'éditeur (ENS Ulm). Toute reproduction à des fins privées, ou strictement pédagogiques dans le cadre limité d'une formation, de la totalité ou d'une partie de l'article, est autorisée sous réserve de la mention explicite des références éditoriales de l'article.

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SOMMAIRE

Introduction. 1

La numération acrophonique. 2

La numération alphabétique. 6

Les numérations grecques au fil du temps. 9

En guise de conclusion. 13

Bibliographie. 14

Introduction

La manière ou plutôt les manières dont les Grecs anciens écrivaient les nombres sont bien connues. Les meilleurs renseignements à ce sujet nous viennent des inscriptions sur pierre, mais des informations importantes sont aussi à glaner parmi les graffiti sur céramique et, bien entendu, dans les sources littéraires. Il est donc relativement aisé de rendre compte des principales numérations employées. Il serait plus compliqué, en revanche, de faire état de toutes les variations pouvant exister selon les régions ou selon les périodes considérées. Ici, on se contentera d'aborder la question d'un point de vue général, en présentant les deux systèmes numéraux les plus utilisés en Grèce ancienne; cette partie descriptive sera suivie de quelques considérations d'ordre historique.

Les anciens Grecs comptaient en base 10, comme les autres peuples indo-européens, et comme leurs proches voisins méditerranéens, notamment les Egyptiens et les Phéniciens. Le système décimal apparaît clairement dans le vocabulaire employé pour désigner les nombres et, bien entendu, dans la manière de les écrire. Relevons aussi que la symbolique des nombres en est imprégnée, et que le chiffre dix ainsi que ses puissances y sont souvent dotés d'une valeur particulière. Prenons quelques exemples dans l'Iliade, la première œuvre de la littérature grecque: le poète dit que, pour énumérer tous les soldats de l'armée grecque, il n'aurait pas assez de dix langues et de dix bouches, formule qui comporte l'idée d'une totalité (Il. II, 489); dans le domaine religieux, le sacrifice animal vraiment parfait est celui où l'on égorge cent bœufs (Il. I, 65, 93, 99, etc.; le mot grec, composé de "cent" et de "bœufs", a donné "hécatombe" en français); on retrouve la même mesure parfaite avec le bûcher funéraire qu'Achille a fait élever pour son ami Patrocle, (cent pieds de côté: Il. XXIII, 164); murioi, le mot pouvant signifier 10'000, est également employé pour désigner quelque chose d'innombrable (Il. I, 2, etc.; le français a conservé cet usage avec le terme "myriade").

L'originalité des Grecs, dans le domaine qui nous intéresse, tient au fait qu'ils ont utilisé plusieurs systèmes de numération différents, dont les deux principaux sont appelés respectivement "acrophonique" et "alphabétique". Comme on le verra par la suite, ces deux systèmes ont eu leur existence propre. Ils sont apparus indépendamment l'un de l'autre, ils ont coexisté, en trouvant des applications dans des contextes différents, mais ils ont aussi été concurrents, prenant tour à tour de l'importance aux dépens de l'autre.

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La numération acrophonique

Cette numération est nommée acrophonique parce que les signes dont elle se compose sont les initiales des mots désignant les nombres (de akros = "ce qui est à l'extrémité, au début", et de phonê = "le son, le mot"; voir tableau 1); à noter que ce terme, bien que formé de racines grecques, est une création moderne, et que l'on ignore son équivalent antique (Tod 1911/12, 125-128). Le système est dit "additif". Les signes y ont une valeur fixe; lorsqu'on les associe pour écrire un nombre, il faut additionner chacune de leur valeur pour obtenir celle du nombre en question. Ce système se distingue d'une numération "de position" comme celle que nous pratiquons avec nos chiffres arabes. A noter que les Grecs ne possédaient pas de zéro, une notion liée à la numération positionnelle. Les signes de base sont ceux qui désignent l'unité, la dizaine et les puissances de 10: ainsi, on écrivait D pour 10, H pour 100, C pour 1'000, et M pour 10'000 (tableau 1).

Le 1 était cependant représenté par un signe non acrophonique, à savoir un simple trait vertical. Cet usage est tout à fait naturel, et se retrouve dans les numérations du monde entier. Dans ce cas précis, les Grecs auraient d'ailleurs été empruntés pour choisir une lettre car le nom de l'unité est variable et n'a pas la même initiale suivant qu'il est au masculin (eis) ou au féminin (mia).

Lettres

initiales de…

qui signifie…

(pi)

pevnte
(pente)

cinq

(delta)

devka
(déka)

dix

(êta)

hekatovn
(hékaton)

cent

(chi)

civlioi
(chilioi)

mille

(mu)

muvrioi
(murioi)

dix mille

Tableau 1: le principe acrophonique

Il faut souligner que le principe consistant à établir un lien étroit entre le nom d'un nombre et le signe qui le désigne est tout à fait original; il ne se retrouve chez aucun autre des peuples avec lesquels les Grecs anciens étaient en contact. Il comporte un avantage certain, d'ordre mnémotechnique: pour un hellénophone en tous cas, il était plus facile de se souvenir de ces lettres/chiffres que de signes qui auraient été choisis de manière arbitraire.

Après l'unité et les puissances de 10 qui viennent d'être évoquées, il reste à considérer les chiffres intermédiaires. Pour le chiffre 5, la règle acrophonique est appliquée: on emploie la lettre P, initiale de Pente. Pour 50, 500, 5'000 et 50'000, on a ensuite recours à un principe multiplicatif. Dans une notation quasi sténographique, le P du 5 est ainsi associé aux lettres des puissances de 10: un petit D inscrit dans le P désignera 50, et ainsi de suite (tableau 2). A la suite d'Alain Schärlig (2001, 45), on peut qualifier ces chiffres de "quinaires". On considère généralement que ces chiffres, qui n'appartiennent pas à proprement parler au système décimal et qui dérogent au principe de la numération acrophonique, sont apparus plus tard que les autres, mais cela reste à prouver. On les trouve en tous cas attestés sur des documents relativement précoces (Lang 1956, 19-20). Quoi qu'il en soit, ces chiffres quinaires présentent un avantage certain, car ils permettent de ne pas devoir écrire les chiffres de base plus de quatre fois. A l'origine, leur usage est sans doute lié à la pratique de l'inscription sur pierre: dans ce domaine, tous les moyens étaient bons pour économiser de la place sur la stèle, et aussi du travail au graveur. Sur ce point encore, les Grecs firent preuve d'originalité par rapport à la plupart de leurs voisins orientaux, qui employaient des numérations nécessitant une écriture plus répétitive (sur le système phénicien, par exemple, voir tableau 8, p. 10); signalons une exception notable, celle de la numération démotique égyptienne, elle aussi économique (sur ce système, voir infra, p. 12).

50 (5 x 10)

500 (5 x 100)

5 000 (5 x 1 000)

50 000 (5 x 10 000)

Tableau 2: chiffres "quinaires"

Figure 1: 1974 écrit en chiffres acrophoniques

 

1

5

10

50

100

500

1 000

5 000

10 000

50 000

Tableau 3: les dix signes de la numération acrophonique (système attique)

En principe, il n'aurait pas été nécessaire d'écrire les chiffres acrophoniques dans un ordre précis, puisque les valeurs étaient liées aux signes eux-mêmes et ne dépendaient pas de la position de ces derniers à l'intérieur du nombre. Pour faciliter la lecture, il était toutefois nécessaire qu'un ordre s'impose. En général, on trouve donc les chiffres inscrits dans l'ordre décroissant, de gauche à droite (figure 1). Ce sens paraît logique, puisqu'il correspond à celui de l'écriture grecque. Il faut savoir cependant que le grec ne s'est pas toujours écrit de gauche à droite. Lorsque les Grecs empruntèrent l'alphabet aux Phéniciens, quelque part entre le IXe et le VIIIe siècles av. J.-C., ils commencèrent par écrire de droite à gauche, comme les Sémites dont ils s'étaient inspirés. Il n'est donc pas exclu que les premiers nombres acrophoniques aient été posés dans ce sens. Par la suite, on en trouve des attestations en Sicile, partie du monde grec où l'influence phénicienne était particulièrement forte (Nenci 1995).

Il reste à considérer, pour finir, les emplois auxquels la numération acrophonique était destinée. Relevons d'abord que cette dernière ne servait qu'à noter des nombres cardinaux; les nombres ordinaux, quant à eux, étaient écrits en toutes lettres. Ce sont donc des quantités qui étaient exprimées: des poids, des mesures, des capacités, et surtout des sommes monétaires. Le système était prévu pour indiquer à quoi l'on avait affaire: le signe de l'unité, qui, comme on l'a vu plus haut, était normalement un simple trait vertical, pouvait en effet revêtir différentes formes. En Attique, le signe que l'on rencontre le plus fréquemment est celui de la drachme, unité monétaire de base: au trait vertical venait s'ajouter un petit trait horizontal. Dans le domaine de la monnaie toujours, il existait plusieurs autres unités: l'obole, qui valait 1/6 de drachme, le chalkos, qui valait 1/8 de drachme, et enfin le talent, qui valait 6'000 drachmes. Pour la première, les Athéniens employaient à nouveau le trait vertical, inutilisé dans ce contexte puisque la drachme avait son signe propre; pour les deux autres, c'était l'initiale du nom qui faisait office d'unité, conformément au principe acrophonique: on avait donc C pour 1 chalkos et T pour 1 talent (tableau 4). Le même principe est attesté pour des unités de capacité: 1 kotyle (= 0.2736 litre) était notée K, 1 chous (3.283 litre) était notée C (figure 2).

signe

pour…

valeur

1 talent

6 000 drachmes

1 drachme

-

1 obole

1/6 de drachme

1 chalkous

1/8 d'obole

Tableau 4: signes pour les unités monétaires attiques

 

Figure 2: indication de capacité inscrite sous le fond d'un vase (K = kotyle)

(Lang 1954, pl. 5)

Comme on peut le constater, le système n'est pas tout simple et présente des risques de confusion, notamment parce que certaines lettres ont plusieurs sens. On peut trouver C pour 1'000, mais aussi pour 1 chalkos ou 1 chous. Les Athéniens de l'époque devaient rarement se tromper, car le contexte dans lequel s'inséraient les indications chiffrées leur était en principe connu. Il en va autrement pour nous, qui ne disposons souvent que d'inscriptions fragmentaires.

A cela s'ajoute encore le fait que la forme des chiffres acrophoniques étaient susceptibles de varier d'une cité à l'autre. Le système que nous connaissons le mieux, et qui nous a servi d'exemple ici, est celui de l'Attique, qui est attesté sur un nombre considérable de documents. Comme il s'était répandu en même temps que l'influence athénienne, on le rencontre également en d'autres endroits du monde grec. Mais, sur un fond commun, il existait beaucoup de particularités régionales (voir Tod 1911/11, 1913, 1926/27 et 1936/37), principalement liées aux variations de l'alphabet lui-même. Pendant longtemps en effet, les différentes régions de Grèce ont conservé des alphabets se distinguant les uns des autres par certains traits (on les nomme les alphabets épichoriques), et la forme des lettres/chiffres s'en trouvait naturellement affectée; à tel point que des Grecs se rendant dans une cité voisine risquaient fort de ne pas pouvoir y lire correctement les indications chiffrées.

Figure 3: abaque de l'Acropole d'Athènes
(d'après Schärlig 2001, planche hors-texte, fig. 3)

Avant de passer à la numération alphabétique, il faut encore évoquer un type de document particulièrement intéressant sur lequel apparaissent les chiffres acrophoniques. Il s'agit de l'abaque, la table à calculer ou, s'il l'on préfère, la machine à calculer de l'époque, dont quelques exemplaires en pierre sont parvenus jusqu'à nous (figure 3). L'objet portait des colonnes (non visibles sur la figure 3) dont les valeurs étaient indiquées par des chiffres et entre lesquelles on déplaçait des jetons ou des cailloux pour effectuer les calculs. Ces abaques ont récemment fait l'objet d'une étude très approfondie, apportant des précisions sur la manière dont les Grecs s'y prenaient pour réaliser les opérations mathématiques de base, et ce avec des numérations qui ne facilitaient pas le travail (Schärlig 2001 et 2006).

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La numération alphabétique

Cette numération est appelée alphabétique non seulement parce qu'elle fait appel à toutes les lettres de l'alphabet grec, mais aussi parce qu'elle en conserve l'ordre logique. Le principe consiste en effet à attribuer une valeur à chaque lettre, en commençant par A (alpha) = 1, puis B (bêta) = 2, et ainsi de suite. Les neuf premières lettres concernent les unités (de 1 à 9), les neuf suivantes les dizaines (de 10 à 90) et les neuf dernières les centaines (de 100 à 900) (tableau 5).

Unités

Dizaines

Centaines

1

A
alpha

10

I
iota

100

R
rhô

2

B
bêta

20

K
kappa

200

S
sigma

3

G
gamma

30

L
lambda

300

T
tau

4

D
delta

40

M
mu

400

U
upsilon

5

E
epsilon

50

N
nu

500

F
phi

6

F
digamma

60

X
xi

600

C
chi

7

Z
zêta

70

O
omicron

700

Y
psi

8

H
êta

80

P
pi

800

W
oméga

9

Q
thêta

90


qoppa

900

˛
sampi

Tableau 5: numération alphabétique

On fait généralement remarquer que l'alphabet grec traditionnel a 24 lettres, que le système en nécessitait 27, et donc qu'il fallut recourir à trois lettres additionnelles, en l'occurrence le digamma (6), le qoppa (90) et le sampi (900). Les deux premières existaient bel et bien dans certains alphabets archaïques, et notamment dans celui de l'Ionie (Asie Mineure actuelle), région où l'on situe l'origine de la numération alphabétique (que l'on appelle aussi parfois "ionienne" ou "milésienne"). Elles étaient donc certainement employées au moment de la création du système. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle elles ne se trouvent pas après les autres lettres mais qu'elles occupent leur place "normale" dans la séquence alphabétique que les Grecs ont héritée des Phéniciens. Il en va autrement pour le sampi. Cette lettre se trouvait aussi dans l'alphabet phénicien, mais, dans un premier temps, elle n'avait pas été reprise par les alphabets grecs car elle faisait double emploi avec le sigma. Elle a donc été empruntée dans un second temps, peut-être spécialement pour les besoins de la numération. Une des preuves qu'il s'agit d'un véritable ajout, c'est que le sampi a été placé en fin de liste.

Les 27 lettres ainsi obtenues, ainsi que leurs associations, permettaient d'aller jusqu'à 999. Pour noter des nombres plus élevés, on ne rechercha pas d'autres lettres additionnelles, qu'il aurait d'ailleurs été bien difficile de trouver. La solution adoptée est plus simple. Pour les milliers, les lettres correspondant aux unités sont à nouveau utilisées, mais elles sont accompagnées d'un signe distinctif, en général une sorte d'apostrophe qui précède le chiffre (tableau 6). Le système change en revanche radicalement avec les dizaines de mille, pour lesquelles on a recours à une lettre empruntée à la numération acrophonique, à savoir M (pour Murioi). Cette dernière est surmontée d'une petite lettre (à valeur numérique) indiquant à combien de myriades l'on a affaire. Ainsi, M surmonté d'un petit alpha signifie 10'000, etc. (tableau 6). De la sorte, on évitait la confusion avec M = 40 (un autre moyen de distinction était d'écrire MU pour 10'000). A noter que ce principe multiplicatif venant se greffer sur une numération additive n'est pas sans rappeler les chiffres quinaires de la numération acrophonique.

Milliers

Dizaines de mille

1 000

ÀA

10 000


(ou MU)

2 000

ÀB

20 000

3 000

ÀG

30 000

4 000

ÀD

40 000

5 000

ÀE

50 000

6 000

À¸

60 000

7 000

ÀZ

70 000

8 000

ÀH

80 000

9 000

ÀQ

90 000

Tableau 6: numération acrophonique, suite

Théoriquement, ce système permettait d'aller jusqu'à neuf millions (900 x 10'000). Mais les nombres si élevés n'étaient guère employés dans les inscriptions, et lorsqu'ils y apparaissaient tout de même, ils étaient plus volontiers écrits en toutes lettres. Dans un premier temps, le système n'était d'ailleurs pas conçu pour représenter des nombres très importants. Ces derniers se trouvent en revanche dans des traités de mathématique ou d'astronomie tardifs.

Comme dans la numération acrophonique, les chiffres étaient placés dans l'ordre décroissant, de gauche à droite: pour 1974, on écrivait donc ÀA˛OD. Soit dit en passant, il suffit de comparer cette notation avec celle de la figure 1 (supra, p.3) pour s'apercevoir que le système alphabétique est beaucoup plus concis, plus économique que l'acrophonique. Le sens gauche-droite était en général respecté, surtout pour les nombres supérieurs à 1'000, donc composés de quatre chiffres; pour des nombres plus petits, il existe des exemples où les chiffres sont disposés dans l'ordre inverse (de droite à gauche) ou même sans ordre du tout. Dans l'ensemble cependant, la numération alphabétique présente très peu de variations, nettement moins en tous cas que la numération acrophonique.

Par rapport à cette dernière, en revanche, elle se prêtait à des usages plus variés. Elle ne servait pas uniquement à noter des nombres cardinaux, mais s'utilisait aussi pour les ordinaux. Elle était notamment employée pour donner des informations calendaires (jour d'un mois, décompte d'années). Enfin, c'est elle que l'on trouvera essentiellement dans les manuscrits, pour rendre compte de calculs bien évidemment, mais aussi pour toute autre indication chiffrée (et même pour la numérotation des pages). Si les documents conservés témoignent d'usages relativement différents pour les deux numérations, c'est avant tout pour des raisons chronologiques. Cela va nous donner l'occasion de considérer brièvement la question d'un point de vue historique.

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Les numérations grecques au fil du temps

Maintenant que l'on a vu comment fonctionnaient les deux principaux systèmes numéraux en Grèce ancienne, on peut de demander quand ils sont apparus et se sont développés, et pour quelles raisons. En réalité, il est malaisé de répondre précisément à ces questions, car les arguments permettant de le faire sont peu nombreux. Tout d'abord, on ne dispose d'aucune source antique nous renseignant directement sur l'histoire des numérations, soit que le sujet ait déjà posé problème aux savants de l'époque, soit qu'il n'ait pas été jugé digne d'intérêt. On doit donc se baser sur les documents attestant directement de l'emploi d'un système numéral. Comme on l'a déjà mentionné, ces témoignages peuvent être fréquents pour certaines époques et en certains lieux (par exemple dans l'Athènes classique). Mais plus souvent, la documentation reste éparse et difficile à interpréter, notamment pour les périodes les plus reculées, précisément celles pour lesquelles on cherche à mettre en évidence l'apparition des systèmes. A ce propos, une mise en garde est de rigueur: dans les études spécialisées comme dans les présentations vulgarisées, on trouve des propositions très diverses concernant le moment où sont apparues les numérations grecques. C'est que l'avis des chercheurs a beaucoup évolué et peut encore varier, au gré des nouvelles découvertes.  Il convient donc de rester prudent lorsqu'il s'agit de datations.

Un problème similaire se pose à propos de l'adoption de l'alphabet par les Grecs, et il est bien clair que les deux questions sont étroitement liées, puisque les numérations qui nous occupent sont toutes deux constituées de lettres. On aura l'occasion de s'en rendre compte par la suite.

Une chose certaine, c'est que les systèmes numéraux dont il a été question jusqu'ici ne remontent pas à l'Age du Bronze, pas même dans leurs principes. Les Minoens, et après eux les Mycéniens, possédaient une numération employée conjointement aux écritures dites "linéaire A" et "linéaire B" (Dow 1954, 123-125), mais tout cela disparut avec la fin du monde mycénien, au XIIe siècle av. J.-C. Soit dit en passant, le système numéral du linéaire est bien connu, puisque les documents qui en témoignent, des tablettes en argile trouvées dans les magasins des palais, relèvent essentiellement de pratiques comptables (figure 4). Il fonctionne en base 10 et se compose d'un répertoire réduit de signes (tableau 7). On peut ajouter qu'il a servi à écrire les nombres de deux langues différentes, celle du linéaire A, qui nous reste pour l'instant inconnue, et celle du linéaire B, qui correspond à un dialecte grec.


Figure 4: tablette en linéaire B avec chiffres

1

10

100

1 000

10 0000

Tableau 7: chiffres des linéaires A et B

La chute des palais mycéniens, la cessation de leurs activités économiques et la disparition de l'écriture servant à la comptabilité marquent donc une coupure nette. Il s'ensuit une période plus ou moins obscure, pour laquelle on ne dispose pas de témoignages écrits. Entre le IXe et le VIIIe siècle av. J.-C. (nous ne suivrons pas ici les savants qui proposent une datation plus haute), les Grecs vont emprunter aux Phéniciens leur alphabet, et l'usage de ce dernier va se répandre peu à peu en Grèce. Il est légitime de se demander si l'une ou l'autre des numérations constituées de lettres remonte à l'adoption de l'alphabet, mais rien, pour l'instant, ne permet d'argumenter dans ce sens. Les documents dont on dispose pour cette période se résument à des inscriptions sur céramique, en général très courtes ou très fragmentaires, et il serait téméraire d'attribuer des lettres isolées à un système numéral; et si l'écriture a été pratiquée à l'origine sur des supports périssables (papyrus, cuir, bois), il n'en reste évidemment aucune trace.

On pourrait cependant s'étonner que les Grecs n'aient pas adopté la numération des Phéniciens en même temps qu'ils adaptaient l'alphabet à leur langue. Car, en définitive, la transmission de l'écriture s'est effectuée dans le cadre des relations commerciales qu'entretenaient les deux peuples. Or l'emploi de notations chiffrées est en principe courant dans ce contexte, et une "uniformisation" de la numération aurait même été possible. Il est vrai que le système phénicien était particulier puisqu'il reposait sur deux bases, celle de 10 et celle de 20 (tableau 8). Mais les Grecs, en ne conservant que les signes pour 10 et pour 100, auraient pu disposer d'une numérations qui les satisfît tout en restant compréhensible pour les Phéniciens. S'il n'y a pas eu d'influence dans ce domaine (ce qui reste d'ailleurs à prouver), c'est peut-être que les Grecs disposaient déjà de pratiques bien établies.

Signe

Valeur

Emploi (sens de l'écriture: de droite à gauche)

1

signes notés par groupes de trois pour constituer les unités:

   = 7

10

signes de 10 et 20 associés pour constituer les dizaines:

  = 70 (20 + 20 + 20 + 10)

20

100

signe précédé des unités pour indiquer les centaines:

  = 200 (2 x 100)

N.B.: il existe plusieurs signes pour chaque valeur, mais un seul d'entre eux est montré ici.

Tableau 8: numération phénicienne (d'après A. van den Branden, Grammaire phénicienne, Beyrouth, 1969).

Encore une fois, il y a peu d'arguments qui permettraient d'établir l'existence d'une ou de plusieurs numérations antérieures à l'adoption de l'alphabet. Est-il toutefois irréaliste d'envisager cette éventualité? Une société analphabète peut très bien se servir d'un système numéral simple. Dans le cas qui nous occupe, des échanges commerciaux impliquant les régions du monde grec entre elles ou avec l'extérieur sont attestés, qui auraient pu nécessiter l'usage de notations chiffrées. Un certain nombre de signes non alphabétiques, que l'on trouve incisés sur des vases, seraient interprétables dans ce sens, mais il ne s'agit pour l'instant que d'hypothèses. Contentons-nous d'évoquer ici un cas qui a déjà été relevé par certains chercheurs: plusieurs documents indiquent l'usage d'une croix de St-André ("X") pour noter 10. On trouve ce signe dans des inscriptions d'époque classique à Olynthe en Chalcidique (Tod 1936/37, 248-249; Graham 1969), mais aussi dans des graffitis sur céramique plus anciens (Johnston 1979, 31; Johnston 2006, 17-18). Comme il ne s'agit pas d'une lettre, on dispose là du témoignage d'une numération sans lien avec l'alphabet, et donc potentiellement antérieure à ce dernier. L'emploi d'un tel système est attesté en Italie. Bien entendu, on pense immédiatement à la manière dont les Romains écrivent le 10. Mais l'origine du système numéral romain est à chercher chez les Etrusques (tableau 9; voir Ifrah 1981, 139-159; Keyser 1988; Agostiniani 1994, 53-62). Quant à ces derniers, ils se sont peut-être inspirés d'un système grec, en même temps qu'ils adoptaient l'alphabet grec pour transcrire leur langage, et ce à une date relativement haute (VIIIe-début du VIIe av. J.-C.). Nous voici donc de retour en Grèce, avec la présomption de l'existence d'une numération suffisamment courante pour être transmise à un peuple étranger.

Valeur

1

5

10

50

100

étrusque

romain

(ancien?)

Tableau 9: numérations romaine et étrusque

Laissons de côté cette question, qui doit faire l'objet de recherches plus poussées, et revenons aux systèmes acrophonique et alphabétique. On a vu plus haut qu'on ne pouvait pas en trouver la trace dès les premiers temps de l'apparition de l'alphabet. En fait, pendant longtemps, les chercheurs se sont fondés sur les inscriptions lapidaires pour retracer leur histoire. Chronologiquement, on ne pouvait donc guère remonter plus haut que la seconde moitié du VIe siècle av. J.-C., tandis que les périodes classique et hellénistique focalisaient l'attention. Et comme Tod, qui constituait une référence en la matière, s'était en premier lieu intéressé aux inscriptions attiques, on risquait de percevoir le phénomène d'un point de vue "athénocentrique". De la sorte, on pouvait notamment avoir l'impression que la numération acrophonique apparaissait au VIe et qu'elle était suivie, au Ve, par l'alphabétique, cette dernière ne prenant réellement son essor qu'à la période hellénistique (dès la fin du IVe). D'autres documents, principalement des marques commerciales sur vases, modifient cette vision des choses (Lang 1956, Johnston 1979, 2004 et 2006).

La numération alphabétique, dont la première attestation connue actuellement remonte à environ 575 av. J.-C., semble largement utilisée entre la seconde moitié du VIe et la première moitié du Ve (Chrisomalis 2003, 487, 492-493). L'intense activité marchande des cités ioniennes, où le système a vu le jour, explique ce phénomène. On connait par ailleurs un remarquable emploi de cette numération dans le "tunnel d'Eupalinos", sur l'île de Samos. A l'intérieur de cet aqueduc, dont la construction est à situer vers 550 et qui représente une prouesse de l'ingénierie grecque, les distances sont notées par des lettres/chiffres (Kienast 1995, 148-157).

Récemment, S. Chrisomalis (2003) a suggéré que le système alphabétique ne soit pas apparu de manière spontanée, mais qu'il faille rechercher son origine dans la numération égyptienne dite "démotique". Cette dernière, en effet, possède des signes distincts pour chaque unité, chaque dizaine et chaque centaine. L'hypothèse est tout à fait plausible, d'autant que le commerce entre l'Ionie et l'Egypte est bien établi dès le VIIe siècle av. J.-C. L'Egypte semble également être à la source du "renouveau" du système numéral alphabétique. Ce dernier, en effet, reste peu attesté entre la seconde moitié du Ve et la fin du IVe, sans doute parce que les Ioniens ne sont plus aussi présents qu'avant sur les voies marchandes de la Méditerranée, et aussi parce que la numération acrophonique prend de l'importance en Grèce, sous l'influence d'Athènes. Le système alphabétique ne reviendra en force qu'à la période hellénistique (à partir de la fin du IVe), et, pour commencer, il semble être particulièrement employé dans le royaume ptolémaïque, à savoir en Egypte. De là, son usage va se répandre à nouveau dans le monde grec, où il restera le système en vigueur durant les périodes romaine et byzantine et jusqu'à l'adoption des chiffres arabes. Son principe sera également adopté pour la numération hébraïque (Millard 1995).

Des inscriptions sur vases permettent aussi de faire remonter l'emploi de la numération acrophonique au VIe siècle av. J.-C. en tous cas (Johnston 1979, 27-30), mais il est clair que c'est pour l'époque classique (Ve-IVe) que l'on dispose du plus grand nombre d'attestations. Comme on l'a déjà mentionné, l'importance d'Athènes à cette période contribue au succès du système dans le reste du monde grec. Les Athéniens continueront d'ailleurs de l'utiliser pendant longtemps, en tous cas dans leurs inscriptions publiques, même après que la numération alphabétique aura repris le dessus. Faut-il y voir une manière de perpétuer une tradition, de se distinguer?

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En guise de conclusion

Comme on a pu s'en apercevoir dans les pages qui précèdent, la Grèce nous donne l'exemple d'une étonnante diversité dans le domaine des numérations. Cette diversité découle certes d'un morcellement géopolitique, mais elle témoigne aussi du caractère individualiste des Grecs, et elle pourrait même en constituer un des signes les plus nets (Dow 1952, 23). Que l'on conçoive de se distinguer des autres par l'écriture des chiffres indique bien l'importance accordée à ces derniers.

A l'opposé, on peut considérer les traits que les numérations ont en commun, les influences qu'elles ont subies ou exercées. Cela nous ouvre d'étonnantes perspectives: à nouveau, les chiffres représentent un élément significatif, témoignant du formidable brassage d'idées et de techniques qui a animé le bassin oriental de la Méditerranée au cours du premier millénaire avant notre ère.

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