Les perceptions du mémoire de Cayley (1858) à la fin du XIX e siècle et l’écriture d’une histoir

 

 

 

 

Les matrices : formes de représentation et pratiques opératoires (1850-1930)

 

Frédéric Brechenmacher - Centre Alexandre Koyré

 

Encart 7


 

Dans les années 1880-1890, une histoire de la théorie des matrices est écrite en direct par les mathématiciens et s’étoffe à mesure que la notion de matrice évolue. En quelques années, Sylvester abandonne sa conception originelle d’une matrice comme mère des mineurs d’un déterminant pour définir une matrice comme une quantité complexe satisfaisant une certaine équation algébrique. La théorie de Sylvester d’une "algèbre universelle" englobant les substitutions linéaires, les homographies de Babbage et les quaternions de Hamilton fait participer d’une même théorie des notions jusqu’alors distinctes et implique un effet rétroactif sur l’histoire des mathématiques. La dénomination de "théorème de Cayley-Hamilton" illustre la façon dont l’adoption par Sylvester d’une conception des matrices comme quantité complexe vérifiant une équation algébrique, s’accompagne de la reconnaissance d’une priorité double sur l’énoncé d’un théorème :

C'est dans les Lectures, publiées en 1844 que pour la première fois a paru la belle conception de l'équation identique appliquée aux matrices du troisième ordre, enveloppée dans un langage propre à Hamilton, après lui mise à nu par M. Cayley dans un très important Mémoire sur les matrices dans les Philosophical Transactions pour 1857 ou 1858, et étendue par lui aux matrices d'un ordre quelconque, mais sans démonstration ; [...]. [Sylvester,1884j, 202].

L’évolution de la notion de matrice de Sylvester entre 1882-1885 entraîne une évolution parallèle du rôle historique du mémoire de Cayley. La première lecture de Cayley par Sylvester est due à la postérité d’un mathématicien lu pour sa méthode de résolution d’un problème précis : le calcul des racines des substitutions. En 1884, Sylvester réévalue le rôle historique de Cayley désormais considéré comme précurseur de l’"algèbre universelle", science de la "quantité multiple". C’est à ce moment que le rôle historique de Cayley n’est plus perçu comme attaché à l’énoncé d’une méthode de calcul des racines de substitutions mais à la définition des opérations :

I had seen the memoir […] and indeed forced itself to my attention as a means of giving simplicity and generality to my formula for the powers or roots of matrices (1882) […] I was led to the discovery of the properties of the latent roots of matrices and had made considerable progress in developing the theory of matrices considered as quantities, when on writing to Prof Cayley upon the subject he referred me to the memoir in question, all this only proves how far the discovery of the quantitative nature of matrices is removed from being artificial or factitious, but on the contrary, was bound to be evolved, in the fullness of time, as a necessary sequel to previously acquired cognitions . [Sylvester, 1885].

Les premières lignes de l’histoire qui voit dans le calcul des matrices de Cayley une origine de l’étude théorique des algèbres associatives sont écrites par Sylvester lui même. Eduard Weyr y ajoute un chapitre lorsque, dans l’introduction de son mémoire de 1890, il fait participer les matrices de Cayley et les formes bilinéaires de Frobenius d’une même théorie et, du même coup, partage les priorités. Quelques exemples : la "seconde loi du mouvement algébrique" de Sylvester qui a suscité les premiers travaux de Weyr sur les matrices en 1884-1885 est attribuée à Frobenius; l’équation aux racines latentes de Sylvester est identifiée à l’équation caractéristique de Cauchy. Par une réorganisation du savoir mathématique du moment, Weyr réorganise aussi l’histoire. La manifestation la plus exemplaire en est qu’a partir du mémoire de Weyr, Frobenius est considéré comme ayant donné la première démonstration générale du théorème de Cayley Hamilton. Le développement de la théorie des systèmes hypercomplexes dans le monde anglo-saxon ([Taber, 1889], [Bucheim, 1885]) comme sur le continent ([Study, 1889], [Scheffers, 1891], [Molien, 1893] et [Frobenius, 1894]), donne à l’histoire des matrices sa structure quasi-définitive. Aux références à Cayley et Hamilton se trouvent associés les travaux des Peirce et de Clifford sur les algèbres associatives ainsi que les travaux géométriques de Grassmann ([1]).

Accordingly, Cayley laid down the laws of combination of matrices upon the basis of the combined effect of the matrices as operators of linear transformation upon a set of scalar variables or carriers. The development of the theory, as contained in Cayley’s memoir, was the development of the consequences of these primary laws of combination. Before Cayley’s memoir appeared, Hamilton had investigated the theory of such a symbol of operation as would convert three vectors into three linear functions of those vectors, which he called a linear vector operator. Such an operator is essentially identical with a matrix as defined by Cayley; and some of the chief points in the theory of matrices were made out by Hamilton and published in his Lectures on Quaternions (1852). […] Hamilton must be regarded as the originator of the theory of matrices, as he was the first to show that the symbol of a linear transformation might be made the subject-matter of a calculus. […] the identity of the two theories was explicitly mentioned by Clifford in a passage of his Dynamic, and was virtually recognized elsewhere by himself and by Tait. Sylvester carried the investigation much farther, developing the subject on the same basis as that which Cayley had adopted. Subsequent to Cayley, but previous to Sylvester, the Peirces, especially Charles Peirce, were led to the consideration of matrices from a different point of view ; namely, from the investigation of linear associative algebra involving any number of linearly independent units. […] In the present paper I regard a matrix s a linear unit operator, operating upon the linearly independent units of an algebra, without reference to any meaning of such units, or to any properties which these units may have in combination with each other ; and I have in this way endeavoured to develop the theory of matrices. Taber [1889, 337].

La théorie des systèmes de nombres complexes a son origine dans les travaux de Gauss de 1831 qui provoquèrent l’admission définitive des nombres complexes dans la science. […] Aussi Hamilton est d’abord allé vers une interprétation géométrique [des nombres complexes] comme points de l’espace et est arrivé en 1843 à ses quaternions […]. Le premier à introduire une étude d’ampleur générale des systèmes de nombres, est H. Grassmann dans son Ausdehnungslehre de 1862. […] Les développements anglo-américains, comme ceux de Cayley, Clifford, Peirce et Sylvester […] montrent l’importance de l’associativité de la loi de multiplication […], de plus ils considèrent la multiplication comme une substitution linéaire. Un traitement semblable des nombres complexes et des substitutions linéaires est alors donné avec succès par Frobenius en 1878. [Scheffers, 1891, 386-388, traduction, F.B.].

Le rôle de précurseur des algèbres associatives attribué à Cayley est indissociable de l’organisation de la nouvelle théorie qui présente les matrices comme cas particulier de la théorie des systèmes hypercomplexes.

Notes

[1] Pour la théorie des grandeurs complexes de Sylvester, l’influence principale semble provenir des Peirce. Benjamin Peirce (1809-1880) publie en 1870, dans la tradition de la théorie des quaternions qu’il enseigne à Harvard, une centaine de copies de son traité, intitulé "Linear associative Algebra". Peirce détermine 162 algèbres associatives sur le corps complexe, de dimension inférieure ou égale à 6, et introduit les notions d’éléments idempotents et nilpotents. Charles Sander Peirce (1839-1914) réalise des travaux de logique influencés par les algèbres associatives et annote les travaux de son père avant de les publier dans le journal de Sylvester en 1881. Le mémoire de Cayley n’exerce cependant aucune influence sur les travaux des Peirce [Parshall, 1985].

 
 
 
 
 
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